J'avoue! D'ailleurs à part quelques reponses farfelues vous aviez tous deviné. Mais je balaie d'un revers de main les esprits mal tournés qui pensent qu'on se la joue confort, qu'on ramollit et patati et patata. La vérité vraie, (avé l'assent petit!) c'est qu'on veut pas de la N13. Alors bus jusqu'à Savannakhet, et on finit les 100 derniers kilomètres jusqu'à Thakhek, coolos, le long du Mekong, à la pédale.
Thakhek c'est une petite ville hyper touristique. Le soir, les bords du Mekong s'animent avec une multitude de petits stands de tapas made in Laos, où la bière coule à flots et la musique nous casse un peu les oreilles et aussi les pieds, il faut le reconnaître. C'est aussi le rendez vous des bourlingueurs à pied, bus, moto ou vélo. Tous se retrouvent ici dans une ambiance un peu "expé", pour préparer la fameuse balade dans la province de Khammouane, plus connue sous le nom de boucle de Thakhek. Il sagit d'un trip d'environs 500km dans un des plus beaux massifs karstiques au monde, truffé de grottes paraît-il.
Au départ de Thakhek, nous assistons comme tous les matins où nous sommes sur nos vélos, au rituel du Tak Bat. À l'aube les moines bouddhistes sortent en procession pour faire la quête de leur repas. Sur le bord de la route les fidèles sont déjà là, à genoux, les attendant avec leurs offrandes.
Tout de suite nous entrons dans le massif karstique. Nous sommes immédiatement subjugués par la beauté des paysages, sublimés par les couleurs chaudes du matin. Des piliers calcaires envahis par la jungle se hissent partout autour de nous. Du piton conique à la tourelle, toutes les formes de roches présentent un aspect dentelé, déchiqueté, hérissé de picots acérés par l'érosion, caractéristiques du lapiaz.
Au matin de la deuxième étape de notre boucle, on a la boule au ventre. Devant nous 70km de piste pour arriver jusqu'au temps fort de notre étape. Que dis-je le temps fort! l'apogée de notre boucle! le couronnement de notre parcours au Laos! T'inquiète, je t'en parlerai plus loin. On va y aller chronologiquement. Attends...j'ai un doute. Flemmard comme je te sens, je crains le survol. T'es prêt à sauter quelques pages pour aller voir de suite. Tu serais de l'espèce des saboteurs de prose laborieusement enfantée que ça m'étonnerai pas. Tu sais le temps que je passe à débiter ces âneries? Tu sais que chez moi l'écriture n'est pas innée, ni la plume instinctive? Tu sais que je gribouille, relis, efface, rajoute, re-gribouille et recommence clopin-clopant jusqu'à la fin? Tu sais que je suis un scribouillard de 4ème zone, sans grand talent mais très appliqué? Alors tu vas me faire le plaisir de te laisser happer par cette historiette sans rien lâcher. Pas une ligne oubliée, pas un mot sauté et puis c'est tout.
Oui, donc, notre étape. Qu'on a même pas commencé à pédaler et déjà les chocottes nous tétanisent. Parce que le défilé de scooters sur la route très peu pour nous. Alors j'ai tracé un petit bijou de parcours dans la montagne, qui devrait nous ravir s'il veut bien se laisser dompter. Ou peut-être nous punir s'il est trop sauvage. Inchallah! comme dirait mon ami Ahmed.
Je te décris la suite tout bien parce que le moment est unique. On quitte la route goudronnée pour s'engager dans un petit chemin, puis on traverse un village tout mignonnet avec ses maisons en bois sur pilotis. Chemin faisant (je ris! Y a pas plus pompeux comme expression), on arrive devant un étang, blotti dans un écrin de végétation, où deux pêcheurs lancent leurs filets depuis une barque. C'est idyllique! Enchanteur! et ça prépare pas vraiment à ce qui nous attend 200m plus loin.
Devant nous un mur. Comme ceux que tu affrontes quand tu grimpes l'Everest mais avec moins de neige, le nôtre. Avec de gros cailloux en plein milieu, et d'autres plus petits qui roulent sous les pieds pour te faire tomber. Style chemin muletier tu vois. Mais attention, pas n'importe quels mulets. Des bestiaux de compétition surchoix, teigneux et durs au mal. Et chaussés Michelin avec de gros crampons, que sinon ça marche pas. Et justement nos mulets à sacoches on les pousse, on les tire, on les lève, on sarc-boute, on sue, on saigne, on se déchemise pour vaincre le sommet. De l'autre côté, la descente est un précipice. Ravinée, pentue, caillouteuse, effrayante. On vient de faire 200 mètres. Sur mon écran la route serpente sur 10km tel un reptile bicolore à la robe rouge et bleue. Le rouge représentant les montées au delà de 10% et même chose pour le bleu des descentes.
J'ai vu trop grand. Une décision s'impose, je la suggère à Janine.
"On devrait faire demi tour et passer par la route".
Et devine ce qu'elle me répond.
"Moi je me le tenterai bien".
J'en reste baba. Ma douce, ma fleur, ma rose pleine de pétales bien roses et aussi quelques épines, ce qui est courant chez les roses. Qu'est ce qu'elle ferait pas pour m'éblouir. Faut que je te dise: Janine elle n'a ni carte ni route. Mais elle a pour elle l'instinct serein du voyageur. Sûre de sa force tranquille et aussi un peu de la mienne, je présume. Un peu plus agitée tout de même, je dois dire. Alors je regarde de nouveau la carte, me gratte la tête pour gagner du temps et tente une nouvelle approche.
"T'es sûre?"
"Oui mais il faut qu'on soit d'accord tous les deux".
Et que veux tu que je réponde. Merveilleuse enfant! Je remercie le Seigneur, Dieu tout puissant. Notre Guide à tous par delà les siècles et les siècles, que sans lui on serait perdus c'est sûr. Je le remercie d'avoir permis notre rencontre une nuit de réveillon de l'an 1979, alors qu'on était aussi bourrés l'un que l'autre. État qui sans l'appui du créateur, tu conviendras, aurait fortement réduit les probabilités d'approche. Et surtout, surtout, je le remercie de nous avoir permis de faire ce long chemin ensemble, en balayant bien devant nos pas toutes les chiassures que la vie te met en travers exprès pour que tu trébuches. Et tant que t'y es Seigneur, dans ton infinie bonté, gratifie moi d'une bonne dose de courage. Parce que tu devines Seigneur, toi qui a regard sur tout, aussi bien sur terre que dans les cieux, que c'est moi qui vais me coltiner le plus d'aller et retours pour hisser les vélos en haut de ces pu.....s de côtes. Tu vois, j'en suis là de mes réflexions sur ce bout de montagne. Dépenaillé, poussiéreux, suant, soufflant au milieu des villageois qui s'en vont la défricher, cette montagne, pour cultiver leur pitance. Et qui se demandent s'ils sont pas un peu fêlés ces farangs de passer par ici avec leurs bicyclettes. J'en suis là! Avec encore quelques doutes mais presque convaincu par mon exquise. Et toi tu te dis que ça dure des plombes ma réflexion, qu'on perd du temps. C'est parce que tu ne mesures pas ma vivacité d'esprit, ni l'explosivité de mes neurones. En réalité la décision est déjà prise, avant même que t'aies terminé de lire.
Ô Ma tendre colombe, comme tu as bien poussé dans les montées. Avec tes petites mains posées sur le guidon et tes jolis pieds par terre, qui te hissaient pas à pas.
Ô mon soleil, comme tu as bien retenu ta monture dans les descentes. Bien campée sur tes jambes et jouant finement du frein avec tes doigts.
Ô mon oiseau des îles comme tu as bien souffert sans te plaindre. Soufflant, glissant, chavirant, tombant, t'écorchant, t'égratignant sans jamais un gémissement.
Ô Ma vie, quelle leçon de courage, quelle démonstration de ténacité, quel exemple de volonté tu m'as donné, malgré que tu te le sois un peu cherché.
Ô élue de mon cœur, tu es mon guide et mon errance, mon jardin et ma souffrance, ma mer déchaînée et ma mère tendresse, ma maîtresse et ma traîtresse, ma complice et mon supplice, mon soleil et ma pénombre, mon ange et mon démon, ma folie et ma raison. Ma presque moi. Ma toute moi. Ma plus que moi. Grâce à ton insouciance nous avons vécu trois heures d'un divin bonheur sur seulement dix petits kilomètres. Il en reste encore 60 et nous avons chaud, faim et soif. Mais que sont ces menus aléas en comparaison du concentré de félicité que tu nous a offert ? Pour ça et tout le reste de notre vie je te chéris et te dis merci.
Au bout de cette piste se dresse une barrière de massif calcaire infranchissable par voie terrestre. C'est ici que se trouve le coup de cœur qui nous a fait choisir cet itinéraire. Nous sommes devant la grotte de Kong Lor, traversée par la rivière Nam Hin Bun sur une longueur de sept kilomètres, et qui nous permettra de franchir la montagne.
La grotte par elle-même n'est pas extraordinaire par ses concrétions, mais ses dimensions et l'ambiance la rendent unique.
Le lendemain nous avons battu le record de l'étape la plus courte. Au 5eme kilomètre d'une rude montée à 12% nous arrivons à The Rock Viewpoint, qui jouxte The Rock Lodge. Avec un nom pareil t'as compris qu'on n'est pas dans un boui boui Laotien. Le promontoire est splendide qui domine le massif karstique, et les installations superbes. Rapido-Presto Janine décrète en toute démocratie que l'étape s'arrête là, et negocie en même temps un joli bungalow avec vue imprenable sur le massif.
Entre deux siestes nous avons testé la walk way. Un cheminement de passerelles pour descendre au cœur de la jungle qui recouvre le massif aux pics acérés.
En sortant de la boucle de Thakhek, Paf! On se ratatine le nez contre la N13. Elle nous lâchera jamais cette garce. Janine est catégorique. Les camions, la poussière, les lignes droites, les travaux, elle a déjà donné dans la bataille d'Amérique. Elle est pas venue ici pour jouer les guerrières de la N13. Les 280km jusqu'à Vientiane, la capitale, elle les fera en bus et de préférence climatisé.
Mais puisque c'est le sujet du jour je vais te faire une confession : ma redoutable amazone elle est pas au mieux. Pas encore à terre mais bien inclinée. Un peu la tour de Pise tu vois. Terrassée par une contracture au dos, conséquence de sa folle épopée. Elle a tout essayé : les arrêts tous les 5km, les étirements sur le bord de la route, les massages Thai, les onguents locaux à base de sécrétions de dragons et tigres (c'est marqué sur la boîte), rien n'y fait. Même l'eau bénite de Lourdes, qu'elle a amené en prévision de maladies incurables n'a pas eu d'effet. Pourtant de l'eau miraculeuse garantie authentique. En provenance du sein des saintes: celui de la Vierge Marie à deux pas de la maison, je te rappelle. Elle même tant révélée à l'illustre bergère Soubirou qu'elles étaient devenues copines, puisqu'elles se filaient rencard régulièrement au bord du Gave pour discuter de choses et d'autre.
Je sais pas si t'arrives a suivre mais moi je suis paumé. Mon problème c'est que ma prose n'est pas encore à la hauteur de mon inspiration, mais je travaille.
Et donc, puisque tu m'aides pas, c'est ma pauvrette qui a mal au dos et qui arrive pas à le guerir et basta, on passe à la suite.
Moi pour la N13 j'hésite. J'hésite parce que je pourrais très bien dire; jamais deux sans trois et faire un bras d'honneur à tous les vautours qui attendent un faux-pas de ma part pour m'enterrer. Mais en même temps j'ai mon orgueil. Un orgueil qui titille ma réputation, l'estime de soi et toutes ces crétineries. Et tu sais comme ils sont les orgueils! Pas moyen de s'en défaire! Et puis une petite bagarre du presque septuagénaire avec la N13, ça me va bien. Et puis une petite virée en solo ça me changera. Et tiens, puisque c'est ça, les cinq étapes prévues je les ferais en trois.
Quand tu te coltines 6h de vélo avec de grandes lignes droites, de la chaleur, le fracas des camions lancés à toute berzingue, la poussière qui s'insinue partout, il faut un truc pour tenir.
Moi, je compartimente mon cerveau. Une partie, celle qui est chargée de ma survivance mentale s'évade. Ne me demande pas si c'est le lobe Duschmol ou l'hémisphère Tartempion, j'en sais rien. Mais je sais que j'en ai une, et toi aussi. Tu te souviens en cours de maths, pendant que l'autre s'escrimait à t'infuser des racines carrées ce que tu faisais? Bah tu rêvais! T'étais présent mais t'étais ailleurs.
Tu penses au but que t'as loupé en cours de foot alors que Nina et Enola, les deux sœurs arrivées en cours d'année t'encouragaient. Tu les connais à peine, mais elles t'on ensorcelé de suite. Sans même te parler. L'une avec sa coupe au carré, et l'autre avec sa queue de cheval qu'autrement elles seraient indifférentiables. Elles sont tellement chou toutes les deux que t'es prêt à toutes les blagues ridicules pour te rendre intéressant. Alors tu t'en veux à mort d'avoir raté l'occase de parader devant elles au match de foot.
Et l'autre, au tableau, qui est passé maintenant aux variables de Pythagore. Il faudrait un séisme pour que tu te reconnectes. Parce que de l'autre côté de la classe, un rang devant toi, ton regard vient de se poser sur Juna que tu connais depuis longtemps. Ah Juna! Éternellement appliquée et jolie comme un cœur, mais tellement inaccessible. Non pas qu'elle soit bégueule, au contraire. Toujours souriante et attentionnée, mais évoluant dans une dimension trop élevée pour toi. Devant elle tu te sens en état de bonheur absolu, tu gagatises, tu complexes. Et finalement tu perds pied et fatalement, espoir. Mais te bile pas, c'est naturel que l'explosion d'hormones que tu subis t'entraîne à la dérive vers de jolis minois au lieu de suivre ton cours. C'est normal tout ça ! D'ailleurs c'est pas toi qui décides.
Alors que le flux de testostérone baisse dans ton corps, t'es toujours à des années lumière de l'hypoténuse que rabâche l'autre. Maintenant tu viens de te brancher sur Fortnite. Y a pas à dire t'es accro à ce jeu en ligne. Mais tu comprends toujours pas la dérouillée que t'as pris par ce Noé que tu as invité par le biais de la plate-forme. C'est un extra terrestre de la manette ce mec, et sympa en plus. Il t'a donné plein de trucs pour t'améliorer. Tu te promets de t'entraîner comme un dingue pour le défier de nouveau, mais t'y crois pas vraiment. Trop fort le Noé, t'essaieras avec un autre.
Et voilà!
Tu comprends maintenant, comment ça fonctionne?
Alors je t'en reviens à ma N13, que oui, le lobe Trucmuch me tient dans ces rêveries dont je te parle, plus beaucoup d'autres pendant que je pédale au milieu des camions. Et heureusement!
De concert à ces salutaires distractions imaginaires menées de main de maître par le lobe dont tu viens de faire connaissance, un autre lobe, ou hémisphère, ou cortex, ou ce que tu voudras je m'en tamponne le coquillard, a pris les commandes. Et puis d'abord ça t'avancerai à quoi de connaître son nom? T'aimerais briller en société en expliquant que le centre de nos pensées se situe exactement entre l'occipital gauche et le pariétal droit ? Ou alors t'es le genre d'emmerdeur qui pose des questions juste pour se rendre intéressant? Bon, calme! Faudrait quand même que je termine cette histoire qui commence à me prendre la tête nom de dieu. Donc, l'autre partie, penardos, elle joue le rôle de pilote automatique. Imperturbable, elle pédale, passe les vitesses, change de rythme, met un coup de guidon pour éviter un trou, lève un peu les fesses de la selle lorsqu'une flatulence imminente se présente, tout bien quoi. L'autonomie totale!
Reste plus qu'à assurer la survivance physique. Dans le chaos de la N13, il te faut des lanceurs d'alerte fiables. Tu prends une poignée de neurones. Pas des chiques molles tout raplaplas de la mouvance. Les meilleurs! Vigilants, rapides, malins, de confiance, acquis à ta cause. Et tu les postes aux aguets, prêts à sonner l'alarme en cas de coup dur. C'est eux qui vont détecter le coup de klaxon nerveux qui veut dire: je suis lancé et y a pas de place pour deux. Aussitôt, ils te soufflent à l'oreille de vite te pousser sur le bas côté tout cabossé. Il vaut mieux perdre quelques kilomètres heure que la vie.
J'arrivai ainsi à Vientiane, terreux comme un cantonier Laotien, luisant de transpiration tel le buffle des rizières, mais fier comme un preux chevalier après avoir mené à bien sa croisade. La princesse l'attendait dans leur château au bord du Mekong, et ils furent heureux.
Le prochain conte dans quelque temps.