A San Juan de los Terreros nous quittons définitivement la mer pour rejoindre Murcie en deux étapes. Les premiers coups de pédale au petit matin coïncident avec les premières gouttes encore timides, qui prendront de l'assurance rapidement, pour finir par s'imposer en torrents sur le reste de la journée. Heureusement les températures sont plus clémentes avec nous que les nuages, si bien que les pantalons de pluie auront fait tout le voyage dans les sacoches. En s'activant, le cuissard est supportable et notre seule tentative de refuge dans un abri bus lors d'un grain, avec des gouttes grosses comme des oeufs de caille (je sais, l'expression n'est pas courante mais les oeufs de pigeon vous ne m'auriez pas cru), nous étions frigorifiés. C'est ce qu'on appelle une étape aquatique !
Ce coup-ci, sur l'étape qui nous amène à Murcie pour prendre le bus vers Madrid, on assure un maximum pour jouer les bons élèves. Lever six heures, étape à fond de train, arrivée à la gare routière deux heures avant le départ du bus, achat de film d'emballage, guidons tournés, selles baissées, vélos emballés; On veut que le chauffeur soit content de nous ! Hélas, avant même qu'il descende de son bus, on comprend que c'est râpé. C'est lui le patron, et il se régale à étaler son petit pouvoir devant les voyageurs qui attendent avec leurs valises. En pointant nos vélos du doigt du haut des ses 3 marches, il demande à ce qu'on revoie le règlement. "Les vélos doivent être démontés et empaquetés dans des caisses", clame t il triomphal, alors qu'il sait parfaitement que la place ne manque pas dans les soutes. On le calme en démontant les roues, mais il s'en fiche déjà puisqu'il a réussi son numéro. Comme prévu, une soute entière attend nos vélos, avec de la place à revendre. En Espagne aussi il y en a !
Sur cette étape nous comprenons également pourquoi la région de Murcie est surnommée le jardin de l'Espagne. Elle nous propose le long de toutes petites routes, des vergers abondants que nous acceptons aimablement en faisant le plein de citrons.
Madrid c'est plus qu'une étape ! Non seulement Janine ne connait pas, mais je suis impatient de lui faire découvrir la capitale où j'ai vécu jusqu'à l'âge de 8 ans, avec bien sur, le pèlerinage obligatoire dans le quartier de mon enfance: Las Vistillas. Nous avons pris un appartement plein centre, entre la Plaza Mayor et Palacio Real et donc tout près de Las Vistillas. Deux jours complets pour découvrir Madrid, c'est une récréation qui commence dès le matin, avec les churros tous chauds, croquants et bien gras, trempés dans un chocolat très épais. Puis les visites s'enchaînent, tout en se laissant tenter par toutes les copas, tapas, montaditos et autres pinchitos, qui nous taquinent à chaque coin de rue. C'est ce que les madrilènes appellent alternar ou ir de tapas ou de copas. On passe la soirée en sautant d'un bar à l'autre, on picore une anchoi par-ci, une patata brava par là, on parle de sa propre vie, de celle des autres, de tout et de rien, on refait le monde...la vie quoi !
Nous quittons Madrid plein Ouest avec nos vélos direction Salamanque, tandis que William et Evelyne partent plein nord en train direction Pampelune, pour faire la traversée des Pyrénées versant Espagnol avant de remonter dans leur Haute Savoie. Plus de trois semaines ensemble à partager votre amitié, votre gentillesse, des bivouacs, des tostadas, les raccourcis à William, des grandes routes avec beaucoup de voitures, des jolies pistes pour nous tous seuls, des qui montent trop, des qu'il faut descendre à pied, des grands moments de convivialité, merci pour tout ça, c'était un régal.
Quitter Madrid à vélo un samedi de Juin à 7h30 par la porte de Tolède c'est un jeu d'enfant. Zéro circulation, ciel légèrement couvert, petite fraîcheur, tout ce qu'il faut pour se sentir bien en attaquant la dernière partie de notre voyage de Madrid à Salamanque. Le compteur affiche à peine 3km lorsque nous traversons le Manzanares pour rentrer dans la Casa de Campo, l'immense parc historique aux portes de Madrid. Nous roulons tranquillement sous les pins et jamais une sortie de grande ville ne nous a paru aussi facile. Une heure et demie plus tard c'est le cauchemar! Nous roulons depuis une dizaine de kilomètres sur des voies de service le long de l'autoroute, le bruit est assourdissant, la bordure de roulement étroite et notre tension extrême. Peu de temps après, Janine me suggère de mettre à la poubelle l'application qui nous a guidé dans cet enfer et de chercher une gare pour rejoindre Salamanque en vie. Finalement je réussis à négocier une alternative qui fait un grand détour par rapport à l'itinéraire proposé par l'application. Plus de kilomètres, mais plus tranquilles et tout le monde est content.
Aussitôt partis de Guadarrama ça monte direct jusqu'au col de El Alto de Leon à 1511m. Il affiche une moyenne de 6% sur 9 km et comme le matin je suis en mode diesel des années 54, je m'accroche comme je peux à la roue de Janine.
Une jolie descente et nous arrivons à El Espinar, une des destinations préférées des Madrilènes pour trouver refuge le week-end dans la fraicheur relative de la sierra. En rentrant dans le village, des affiches bien colorées attirent notre attention. A 18h30 cet après midi, la Plaza de Toros locale retrouvera son animation pour une corrida très attendue. On peut penser ce que l'on veut de ce spectacle tauromachique, mais c'est l'occasion rêvée de découvrir un monument de la culture espagnole. Nos compteurs n'affichent que 20km sur l'étape mais nous nous en contenterons.
Dans l'arène ou sur les gradins, tout est réglé comme du papier à musique. Nous avons l'impression d'assister à une pièce de théâtre où chacun joue son rôle (plus ou moins bien), mais toujours dans le respect de la tradition. Une fresque vivante parfaitement codifiée, où seul le taureau reste nature. Aussitôt après le paseo avec la présentation de tous les acteurs, la bête est lâchée. Nous sommes immédiatement subjugués par ce mélange de puissance et d'agilité. Ici, on est loin du taureau pataud que l'on voit brouter dans les champs. Le port altier, son cuir ondule au rythme des contractions musculaires lors de ses courses folles, et il nous donne à comprendre que durant toute sa vie, jusqu'à cet instant, personne ne lui a contesté sa supériorité.
Les péones, ces toreros subalternes qui assistent le matador, sont chargés de faire les premières passes afin que le patron jauge le taureau. La future victime qui dispose encore de tous ses moyens, envoie des charges fulgurantes qu'ils esquivent avec leur cape en se tenant bien loin de la bête. Puis le picador entre en jeu avec sa longue pique, uniquement destinée à affaiblir le taureau. C'est maintenant que l'autre partie des acteurs se révèle. Dans les tribunes, le public siffle copieusement les charges du picador qu'ils jugent trop sévères et on l'approuve. J'avoue qu'en cet instant, tout en déglutissant, la magie de la fête a disparu pour faire place à une scène bien cruelle. Il faut vraisemblablement un long temps d'initiation pour l'apprécier au plus juste. Pour l'heure, l'affrontement entre le cavalier armé d'une pique, juché sur son cheval carapaçonné et l'animal, me semble bien inégal. Les banderilleros sont prêts. Un trio de fantassins s'apprête à planter, chacun son tour, une paire de banderilles aux pointes acérées sur l'échine du taureau. Là encore, il faut faire abstraction du sang dégoulinant sur la robe de l'animal pour savourer le geste précis et élégant de l'artiste, qui à admirablement joué la scène si l'on s'en réfère aux vivats du public. Le taureau a perdu de sa superbe ! Etourdi par le ballet incessant des capes qui le sollicitent à chaque instant, affaibli par les piques qui pendent sur ses flancs, il n'est pas encore dominé, mais sa respiration haletante et son air hagard annoncent déjà une soumission prochaine.
Dans le dernier acte de cette tragédie, le matador entre en scène. Tout ce qui a précédé n'existe que pour mettre en valeur le rôle qu'il va jouer, et qui déterminera la réussite ou non de la corrida. L'orchestre entame un paso doble comme pour souligner l'importance de ce qui va suivre. La muleta a remplacée la cape et pour que la faena soit belle il doit faire sien le taureau. L'étoffe rouge ondule, amenant le taureau au fil des passes à le frôler de plus en plus. Il soumet progressivement la bête dans une danse à haut risque, jusqu'à se camper face à l'animal à quelques centimètres de ses cornes, les jambes écartées, les reins cambrés, le torse saillant et le regard conquérant pour affirmer sa domination. Puis, dans la même posture, il se tourne vers les gradins et dans un geste circulaire de la main embrassant la foule, il donne à apprécier sa prestation. Le final est moins glorieux. Le matador doit s'y prendre à deux fois pour achever son rival. Malgré tout, le public unanime agite son mouchoir blanc pour accorder une oreille à l'artiste. On sort de là un peu KO, ballotés entre la férocité du spectacle et les émotions qu'il procure.
Ce matin nous avons la banane à l'idée de reprendre la route en direction d'Avila. D'une part le tracé semble emprunter de toutes petites voies qui promettent du pittoresque, d'autre part Avila est décrite comme une petite Carcassonne avec des remparts magnifiques. De quoi nous ravir pour ces dernières étapes qui annoncent la fin du voyage.
Après cette belle étape, j'avoue que nous sommes un peu déçus par Avila. A part ses majestueux remparts, le centre historique ne nous apporte pas les émotions attendues. Dans tous les cas sans comparaison aucune avec Carcassonne, au contraire de ce que l'on avait pu lire.
Il nous reste un peu plus de 100km entre Avila et Salamanque où nous attend notre voiture. Nous avons prévu un vague bivouac entre les deux sans trop de certitude, mais ce matin sur la route c'est morne plaine. Des étendues agricoles à perte de vue, pas un arbre à l'horizon, un paysage tristounet et le soleil qui fait son boulot à fond. Des conditions de bivouac qui sont loin de notre idéal et qui nous donnent à cogiter à la pause, que même si ça fait longtemps que ça ne nous est pas arrivés, 100km en une étape c'est encore dans nos cordes. Evidemment, à peine la décision prise un bon vent de face nous accueille pour les 40 derniers kilomètres.
Arian est une adhérente du réseau Warmshower qui s'était gentiment proposée pour garder notre voiture garée au pied de son immeuble à Salamanque. Durant un mois et demi elle a bougé le véhicule régulièrement afin qu'il n'attire pas l'attention des Guardia Civil. Très concentrée sur des révisions d'examens, nous n'avions pas vraiment pu faire connaissance en déposant la voiture, mais aujourd'hui elle a terminé et c'est avec plaisir qu'elle accepte notre invitation. Mieux, elle nous conduit dans un quartier populaire pour goûter aux meilleures tapas de Salamanque. Un vrai régal, autant gustatif que relationnel.
Une fois encore, cette virée nous a apporté tout ce que l'on attendait. Nous l'avons vécu comme une bouffée de liberté après une période bien morose, et la preuve qu'il est possible de faire plein de découvertes tout près de la maison.
A cet hiver sur un autre continent, si toutes les planètes veulent bien s'aligner !